Cet article a été publié dans la revue de l’AFTAB (association française des tourneurs d’art sur bois) en novembre 2024, avec moins d’illustrations.
Si je me remémore mes premiers souvenirs autour du tournage du bois, c’est à l’atelier familial jurassien d’Arinthod des années 1958/1960 que je pense et peut être même avant. Atelier situé au centre du village, rue de la Poyat actuelle. Je devais avoir 5 ou 6 ans… L’espace me paraissait immense, il n’y avait cependant que quelques pièces poussiéreuses hautes de plafond. L’une à l’entrée pour la rotative qui faisait un vacarme terrifiant, puis l’autre plus calme, grande pièce avec 3 tours mus par d’énormes poulies en bois au plafond. La scie circulaire était au fond de l’atelier. Une autre pièce plus obscure était la pièce pour les finitions où ma grand-mère passait de temps en temps pour relever les paniers de manches en bois des bains de teinture. Ils séchaient ensuite sur de grandes claies grillagées superposées comme des châlits.
De cet endroit, outre le bruit ronronnant des courroies qui fouettaient l’air, c’était les odeurs qui ont imprégné mon corps d’enfant en premier. Je rêvais et jouais avec ces sacs en toile de jute remplis de petites perles en buis qui sentaient si bon et que je faisais glisser d’une main à l’autre. D’autres objets en noyer à l’odeur suave caractéristique ou d’odeur de cire… Ah la cire ! Les objets sortaient du polissoir du grenier. Celui-ci était sorte de gros tonneau horizontal rempli d’une centaines d’objets tournés et de blocs de cire dure. Le frottement des pièces entre elles -des petits manches le plus souvent- pendant plus d’une heure évitait un polissage manuel. Le polissoir tournait en faisant un vacarme assourdissant pour mes jeunes oreilles. Mon père me recommandait de faire très attention à la courroie qui sortait du plancher pour s’enrouler sur le polissoir. Il n’aurait pas fallu que mes habits se prennent dedans. Je dois dire que tout cela créait l’ambiance de l’ancien atelier familial acquis par mes grands parents et leur fratrie en 1929 sous l’appellation « Picod frères » et que j’ai connu jusqu’à mes dix ans environ. L’acte de vente des ateliers le 31 décembre 1929, stipule que la vendeuse n’était autre que Juliette Picod, veuve de Jules David au bénéfice de ses frères Camille Picod (mon grand père) et Henri Picod, au nom de la Société PICOD Frères. Avant 1929 Jules David possédait donc ces ateliers de tournerie acquis en 1888. Puis mon père a pris son indépendance d’artisan avec un nouvel atelier flambant neuf mais avec des tours plus que centenaires, atelier de plus de 150 m² construit à la sortie d’Arinthod au « Faubourg » à côté de la maison « neuve» construite quelques années plus tôt.
Mais avant cela, je jouais dans ce vieil atelier, mes premiers jouets étaient les restes de sciage, petits cubes en bois brut… Les « vrais » jouets étaient rares et mes premiers étaient en bois tourné. Je me souviens précisément, je devais avoir 5 ou 6 ans, ma grand-mère Joséphine était allée visiter son frère à Genod, village voisin d’une quinzaine de kilomètres. Nulle voiture dans la famille, on avait pris le petit bus qui reliait les villages du canton pour aller voir l’oncle Edouard David dit « Zimic » retraité de la gendarmerie qui avait installé un petit atelier de tournerie dans sa maison pour améliorer sa pension. Lors de cette visite, il m’avait fabriqué une toupie avec lanceur. J’étais émerveillé par ce manche et la ficelle qui permettait de lancer sans faille la toupie en bois. Je jouais parfois sous les tours le nez dans les copeaux avec des pièces mal façonnées ou cassées, petit garçon j’imitais les gestes paternels. Je ne sais pas à quel âge, mais je sais que c’était très tôt , mon père avait positionné une caisse pour me hisser à la hauteur du tour et m’avait initié aux premiers gestes qui me reviennent en tête avec une précision inouïe.
Son tour était à ma gauche et il surveillait mes gestes d’un œil attentif, j’étais face aux grandes vitres de l’atelier, mon grand-père Camille à l’arrière sur son tour lui aussi, où avec un chariot de perçage il usinait des boîtes cylindriques en tilleul… Je tournais de petites quilles en hêtre d’une dizaine de centimètres que j’adorais faire. Des petites séries qui me fascinaient déjà et que j’alignais devant le tour. A l’école communale du village, je vendais des lots de 9 quilles à mes camarades de CM2 pour quelques dizaines de centimes. Je me sentais grand avec mon petit commerce… Parfois des camarades d’école venait me voir tourner derrière les vitres de l’atelier qui donnaient sur la rue. Et c’est non sans fierté et du plus sérieux du monde, qu’avec application, je reproduisais les gestes de mon père devant leurs yeux incrédules.Je crois avoir délaissé ensuite pendant quelques années la tournerie, sauf pour faire parfois des petits objets, histoire de perfectionner mes gestes et de ne pas perdre la main. Je dois dire que l’autre atelier de mon grand-père maternel italien Thomas Miana n’était pas moins fascinant. Facteur et chaisier, il exécutait de main de maître la fabrication d’une chaise, de la bille de cerisier au rempaillage. Le travail du bois ne pouvait pas m’échapper dans l’un et l’autre atelier.
Et comme me disait mon père lors de mes années lycée à Lons-le-Saunier, où mes résultats scolaires étaient très moyens : « si tu ne réussis pas tes études tu viendras travailler à l’atelier ». Injonction intimidante et perspective pas très réjouissante à l’adolescence ! Pour moi, mon père travaillait sans relâche comme une machine à produire des milliers d’objets en bois usuels sans reconnaissance bien particulière. Parfois il travaillait sur une commande spécifique d’un architecte, une pièce exceptionnelle… Mais ce n’était pas son ordinaire pour faire vivre modestement sa famille. Je n’ai cependant pas tourné le dos à l’atelier si on peut dire. A 20 ans je fabriquais un rouet complet en beau merisier qui sent si bon quand on le tourne et si tendre sous la coupe de l’outil… Seuls les tourneurs peuvent comprendre ce petit plaisir de travailler un bois au grain fin comme les fruitiers et le buis bien sûr…Les études faites à Besançon, un autre métier (éducateur) , le mariage, les enfants… La vie quoi, m’ont éloigné du métier qui était l’atavisme de la famille Picod depuis des générations. Mais rien de rare ni d’exceptionnel dans le Jura.Avec la mort de mes grands parents, la disparition du vieil atelier familial vendu une bouchée de pain pour devenir garage dans le village était un crève cœur pour mes souvenirs d’enfant. Je remarquais que les autres tourneurs disparaissaient progressivement, que les jouets en plastique supplantaient le bois, les crises des années 70 et la concurrence asiatique portaient un coup fatal à l’artisanat…Tout cela m’a amené à diverses réflexions : comment rendre hommage à ce travail fastidieux où mes grands parents et parents gagnaient juste leur vie, où comment après le baccalauréat je devais financer seul mes études… Comment témoigner de ce labeur peu lucratif mais aux gestes si beaux ? Pourtant mon père n’a jamais fabriqué d’objets rarissimes comme on peut les voir dans certaines expositions de tourneurs d’art. Lui, c’était des grandes séries de pieds de meubles, manches ou autres… Mais la gestuelle était belle, esthétique parfois quand le copeau de buis filait comme un ruban par dessus l’épaule du tourneur. Parfois il se faisait plaisir, sortait un échantillon commercial avec plus ou moins de succès et faisait quelques bricoles utiles pour le ménage ou de magnifiques balustres d’escalier pour ses enfants.
Nous sommes à ce moment de mon existence dans les années 80, la mode revient à l’artisanat, les livres sortent sur les vieux métiers manuels, « faites tout vous même »… la société de consommation était en crise. Et si j’écrivais un livre sur ce métier ? Faute de le pratiquer en professionnel ? Dans la famille on a doucement sourit sur ce projet un peu hors les murs. Je crois l’avoir fait plutôt discrètement avec le plaisir caché de présenter plus tard un livre témoignage. Je voulais faire un beau livre, pas un fascicule technique que j’aurais eu du mal à écrire, pas une recherche austère non plus… Un livre dont ma famille serait fière.Pas moins de 10 ans de recherches à petits pas, d’éditeurs en refus, de refus en reprise du manuscrit, m’ont amené à publier « Les tourneurs sur bois » en 1991. Livre pour lequel j’ai reçu le Prix du livre comtois en 1992. Une autre aventure s’est ouverte à ce moment là, dont je n’aurais jamais soupçonné là où elle allait me mener …Le lecteur pourra découvrir la suite de l’histoire en parcourant mon blog écrit et mis à jour régulièrement depuis ce moment là.
Nostalgie de mon enfance avec mes premiers jouets d’imitation (ci-dessous), le manche du marteau est encore annoté par mon père juste avant son décès en 2002, lorsqu’il rangeait la maison « le 1er outil de ta petite enfance encore tout neuf ».
Remarque technique sur la rotative citée au début du texte : La rotative jurassienne est une sorte de tour automatisé très compact, son axe, cylindre en acier de 25 cm de diamètre et un peu plus en longueur comporte 4 grosses lames profilées qui reproduit le modèle à tourner. Ce cylindre tourne extrêmement vite tandis que le tourneur avec un levier présente progressivement l’ébauchon qui lui, tourne en sens inverse. Le vacarme des grosses rotatives ont un bruit caractéristique qui s’entend de loin ! Les rotatives ont grandement facilité le travail du tournage surtout sur des objets peu complexes : profils simples, manches, petits balustres etc… De plus petites rotatives, comme mon oncle Louis Picod les utilisait dans le village de Chancia, pour faire certaines pièces de jeu d’échecs en buis.
Remarque technique sur la rotative citée au début du texte
La rotative jurassienne est une sorte de tour automatisé très compact, son axe, cylindre en acier de 25 cm de diamètre et un peu plus en longueur comporte 4 grosses lames profilées qui reproduit le modèle à tourner. Ce cylindre tourne extrêmement vite tandis que le tourneur avec un levier présente progressivement l’ébauchon qui lui, tourne en sens inverse. Le vacarme des grosses rotatives ont un bruit caractéristique qui s’entend de loin ! Les rotatives ont grandement facilité le travail du tournage surtout sur des objets peu complexes : profils simples, manches, petits balustres etc… De plus petites rotatives, comme mon oncle Louis Picod les utilisait dans le village de Chancia, pour faire certaines pièces de jeu d’échecs en buis.
Quel bel article à nouveau Christophe ! De beaux souvenirs et de précieux documents que vous offrez à la postérité et à votre région. À vos côtés, j’ai eu la chance d’en apprendre beaucoup sur la tournerie dans le Jura. Ce blog est un outil important dans la sauvegarde du patrimoine.
Cher Christophe
Mais quel travail ce site !!!
Tout est magnifique ! Emerveillee par la poupée qui marche …!
Ton histoire. ,ton parcours ,les photos ….
Je te ,vous ,félicite…et je vais me faire un plaisir de le diffuser largement ….
Bonne continuation et longue vie à toi pour réaliser d’autres prouesses !
Merci Isabelle !
Premier commentaire.. je découvre aussi des applications de ce nouveau site, l’ancien n’était pas du tout pratique. Là tout est actualisé et bien propre. Merci encore et tant qu’on peut on va continuer tout ça .. et transmettre aux jeunes !