La lime, l’écouane : de l’époque romaine à nos jours

Cet article me tient particulièrement à cœur depuis que j’ai découvert le travail avec une écouane. Bien entendu ce n’est pas un outil de tournage du bois, mais par excellence l’outil du tabletier, et souvent ces deux métiers tourneur/tabletier sont associés.

Le travail avec cet outil est absolument remarquable et j’y découvre chaque fois de nouvelles qualités que je souhaite vous faire partager.
Je dresse un rapide historique, bien incomplet, mais je montre l’usage des écouanes dans différents métiers depuis plus de 2000 ans. Si le mot même d’écouane est désuet, selon les dictionnaires, c’est que l’outil, lui aussi, est tombé en désuétude ! .. et pourtant il est irremplaçable dans bien des cas et surtout en archéologie expérimentale pour retrouver les chaînes opératoires de fabrication de différents objets.
Ensuite je montre la tracéologie de différents outils sur les matières dures animales (corne et os) et peut servir de référentiel .. enfin un début. Le sujet est peu exploré et il mériterait davantage de développement.
Pour terminer, je renvoie vers des sites Internet de référence, et aussi où l’on peut se procurer d’excellents outils, car tout le monde n’aura peut être pas la chance de trouver ces beaux outils dans les vide greniers ou brocantes diverses.
Dans cet article je ne parle pas de la manière d’utiliser une l’écouane, la description serait fastidieuse. Selon sa forme, la disposition des dents, les matériaux travaillés…  la manière de pousser l’écouane est sensiblement différente.
Le mieux est d’essayer !!!!

L’Archéologie romaine (au Musée de Bliesbruck Reinheim- Moselle)

Tronçon de lime, denture droite bien marquée, retrouvée dans un contexte du travail du métal. II-III ème siècle après notre ère.
La lime est le plus souvent associée au travail du métal

Belle grosse lime gallo-romaine de section carrée et à denture droite perpendiculaire à la longueur de l’outil

Ecouane de Silchester, Grande Bretagne, découverte du XIXème siècle, dans l’ancienne ville romaine de Calleva Atrebatum (Ier siècle de notre ère)

Avant l’époque romaine.. en Helvétie (aux Musées de Vallorbe et Neuchâtel – CH)

« Limer râper et polir correspondent à un geste inné qui entend donner son fini à un objet fabriqué. L’Âge de la pierre râpe au silex (1), les primitifs des mers tropicales liment avec un bâton revêtu de peau de requin (2)  . Dès 2000 ans avant J.-C. les égyptiens et les crétois polissent l’os et le bois avec des limes en bronze. Plus près de nous les Helvètes  nous lèguent, 200 ans avant notre ère, une lime (denture droite) en fer retrouvée à La Tène (3); on a taillé cette lime au ciseau en plusieurs passes,  puis on l’a cémentée et trempée. Le vénérable outil annonce, avec 22 siècles d’avance, le processus de fabrication de la lime contemporaine telle qu’on la fait de nos jours aux Usines Métallurgiques de Vallorbe (UMV). »

Lignes extraites de l’ouvrage de Paul-Louis Pelet et alli «  Les usines métallurgiques de Vallorbe 1889-1974 Tradition et technique de pointe ». Lausanne 1974.

A droite du cliché ci-dessus: limes Helvètes (denture droite) conservées au Musée d’archéologie de Neuchâtel (CH)

Limes exposées au Musée du fer de Vallorbe (Canton de Vaud – CH) ci-dessus et ci-dessous

Mais à quoi sert une écouane ? Poncer, polir .. mais plus encore: L’écouane avec ses dents parallèles agit comme si un rabot avait de multiples lames qui passent successivement et rapidement sur la matière à travailler. L’écouane dégage des micro copeaux avec une grande efficacité. Le travail est propre et la surface n’exige que peu de finitions ultérieures, voire pas du tout, contrairement à la râpe à bois piquée. Avec une écouane large on obtient des surfaces bien planes. L’étymologie nous dit qu’elle vient de l’ancien français « escoïne » ou « escohine » au XIII ème siècle, qui signifie grosse râpe. Escoïne vient du latin scobina ou scobis raclure, de scoberer gratter. En espagnol, la râpe garde bien son origine latine puisqu’elle se dit scofina. On retrouve ultérieurement des orthographes différentes avec: écoine, écouane, écouaine, écouenne et pour les outils plus petits: écouannette, écouennette. Certains étymologistes rapprochent le mot écouenne de é-couenne, outil qui enlève la couenne… Dans les dictionnaires, l’écouane est décrite en lien avec différents métiers. Ecouanes pour le travail des métaux (non ferreux souvent) Monnayeur: Autrefois servait à ajuster l’épaisseur des pièces de bronze ou d’or. Armurier: Servait à polir des pièces creuses.

écouane d’armurier

Arquebusier: Servait à finir l’extérieur des canons de fusils, dict. d’après Verdier Plombier zingueur: l’écouane permettait de réduire les soudures à l’étain ou plomb et nettoyer la panne du fer à souder. L’écouane permettait d’ébarber le bronze, le surfacer surtout après le moulage au sable.

Ecouanes pour le travail des matières dures animales (ivoire, os, corne ..), et du bois

Tabletier: ci-dessous mes essais sur un jeu d’échec médiéval en bois de cerf et un dé à jouer à faces concaves (en réalité toupie / toton dont l’axe en bois avait disparu). Pour le jeu d’échec voir l’article du blog qui y est consacré.

« L’écorce » du bois de cerf est enlevée efficacement avec une écouane
Les bords de l’écouane permettent de poser le décor sculpté.
Pièce de jeu d’échecs: le fou
Le dos du fou en bois de cerf a été fait avec 3 fois plus de rapidité à l’écouane qu’avec des micro outils motorisés. La finition est parfaite, contrairement aux essais avec des outils modernes (fraise tournante) !
L’écouane de pipier, profilé en demie ronde très étroite permet de faire des cannelures concaves dans de l’os pour ce dé/toupie médiéval

Les tabletiers de Méru dans l’Oise connaissaient bien l’écouane et l’écouannette pour la réalisation des dominos en os par exemple au XIX ème siècle et début du XX ème. L’utilisation est similaire avec l’ivoire.

Cornetier

Demie-planche 17 du livre du « père » Hulot, publié en 1775 « le manuel du tourneur mécanicien « , représentant  écoüene, rape, grêle et grelette pour travailler l’ivoire et bois durs.
Ecouanes de cornetier dans les planches de l’Encyclopédie au XVIII ème siècle
Réalisation d’un de mes couteaux. La croûte de corne de bélier aplatie dans de l’huile chaude a été surfacée au dos de manière très plane à l’écouane pour être fixée sur une lame en acier damas.
Ecouanes de cornetier

Luthier

Écouane de luthier

Maréchal ferrant

Aujourd’hui le maréchal ferrant utilise le plus souvent une râpe piquée pour rogner les sabots en corne des chevaux. L’écouane à dents droites n’est plus utilisée. Les usines métallurgiques de Vallorbe produisent des râpes spéciales de qualité pour le maréchal ferrant. Elles se nomment râpe de maréchalerie dans leur catalogue. Photos ci-dessous.

Cette râpe spéciale pour rogner la corne des sabots des chevaux semble reprendre l’alignement des dents des anciennes écouanes

Pipier

L’écouane est réputée pour travailler des surfaces planes, mais les pipiers jurassiens l’ont utilisée dans certaines passes pour fabriquer les pipes. L’écouane était utilisée comme un outil de sculpture pour rogner des aspérités du fourneau en bruyère (photo ci-dessous: juste en dessous du chiffre 5) après les étapes de tournage. L’écouane de pipier originaire de la région de St Claude (Jura) a été taillé dans une ancienne lime.

Cette écouane de pipier est taillée sur la largeur de l’ancienne lime en forme de demie ronde.

Le Moyen-Age dans le livre d’Étienne Boileau (Livre des métiers- 1268)

Page du livre d’Étienne Boileau consacrée au « deycier »: le fabricant de dés en os, qui, comme le tabletier utilise « l’escoïne »ou « escohine », première mention écrite de l’outil.

Au Moyen-Age à Nuremberg (en 1425 et 1554)

Source: Germanisches Nationalmuseum

Dans le Hausbücher der Nurnberger Zwölfbruderstiftungen: un frère taille une denture croisée sur une lime plate. -1425-
Dans le même manuscrit, mais en 1554, taille au burin de dents droites perpendiculaires à la longueur de la lime.  Taille d’une écouane ? Sur le banc d’assise, une lime avec denture croisée.

Mes écouanes anciennes (fin XIX ème et première moitié du XX ème siècle)

Belles découvertes dans les vide greniers jurassiens, des écouanes caractéristiques de différents métiers: plombier zingueur, maréchal ferrant, artisan sur corne (peignier?) et pipier. Denture droite ou parfois oblique, mais jamais croisée.
Détails de la taille des dents

Une écouane de maréchal ferrant (1) et quatre de pipier (ci-dessous)

Essai de typologie sur cinq écouanes bien identifiées :

Les écouanes et scies anciennes d’un artisan jurassien qui travaillait la corne

Lot absolument exceptionnel qui provient d’un seul atelier d’artisan qui travaillait la corne dans le Jura au début du XX ème siècle. De gauche à droite on remarque deux écouanes de 6 cm de large et extra plates, deux au centre plus standard et polyvalentes, et quatre petites scies à main avec un emmanchement très inhabituel. Possible fabricant de peignes. Les scies ont une épaisseur de 1, 1,5 et 1,8 mm.pour les plus fines. Un seul inconvénient à cette découverte rare: les outils sont bien usés et aucun n’est utilisable sans ré-affûtage !

Trouvaille en 2018

 Fraisage en arc de cercle et second fraisage en biais
Les traces laissées lorsque l’écouane est poussée dans le sens du second fraisage, soit avec un angle de 25° environ. L’usage reste à déterminer. Peut être pour coller un placage ?

Les dernières écouanes industrielles fabriquées en France vers 1950/1960

Les forges du saut du Tarn ont fabriqué pendant des décennies un bel outillage de qualité. La marque Talabot Duteil, fut la dernière fabrique d’écouanes industrielles en France. Ci-dessous un lot « neuf de stock » d’écouanes invendues trouvées dans un vide grenier du Jura.

Dans la base documentaire des Musées français (base « joconde »), cette écouane est identifiée comme une râpe à corne (collection d’ethnologie d’un musée du département de l’Ain).
Marquage Talabot Duteil et poinçon caractéristique : un cheval cabré dans un écusson

Tracéologie sur les matières dures animales

Attention de ne pas confondre les traces laissées par les outils avec la structure de la matière travaillée (structure fibreuse de la corne dans le sens de la longueur et stries de croissance visibles dans l’os)
Tracéologie avec différents outils sur de la corne. Expérimentation réalisée avec Bénédicte Khan (doctorante) qui étudie du mobilier antique (corne, os, écaille..) au Proche Orient (Jordanie, Egypte)

Travail au ciseau de menuisier
Travail à l’herminette
Traces laissées par un lime à métaux, dents croises
Traces de la râpe à bois (denture piquée)
Et enfin les traces de l’écouane

Tracéologie sur de l’os (dés à jouer de 15 mm d’arête)

Clichés Isabelle Bertrand (Musée de Chauvigny)

Traces du ciseau de menuisier, les petits a-coups sont bien visibles
Les dents de la lime ont fortement marqué l’os
Les rayures du racloir de menuisier sont facilement identifiables
Traces laissées par l’écouane, mal affûtée, elle laisse parfois des traces assez similaires au racloir, mais l’enlèvement de matières est considérablement plus important.
Traces ponçage avec un grès fin, sur une face d’un dé à jouer. Les traces sont abondamment brouillées par les passages successifs. Traces non conformes aux dés anciens.

Épilogue

Et les tourneurs dans tout cela ?
L’idée de l’écouane a été judicieusement adaptée avec ce que l’on appelle la varlope de tour !
Utilisée pour ébaucher des surfaces planes (pipiers) , légèrement convexes ou concaves (fabrication du cuilleron de la cuillère en bois).

Varlope de tour, atelier pipier, usine Bourgeois de St Claude. On remarque l’ébauchon en bruyère pincé dans un mandrin qui se nomme une gueule de loup.Cliché Robert Le Pennec.
Varlope de tour, légèrement profilée. Cliché d’un Musée ami qui vient juste de se constituer autour d’un atelier de tournerie à Pont en Royans (Isère)

Un secret d’atelier :
Comment sont fixées les lames métalliques sur le support cylindrique en bois ci-dessus ? Pas de colle, mais… Les lames sont enfoncées dans le bois grâce à une rainure, une fois monté, le cylindre est plongé quelques instants dans du vinaigre blanc. C’est la rouille du métal qui s’en suivra qui fixera définitivement les lames dans le bois !

Ci dessus, rare et ancienne belle écouane en bois de47 cm de long, avec lames d’acier rapportées de 4 cm de large. Trouvaille d’août 2018, écouane qui serait originaire de Thiers, pour réaliser les manches de couteau en os ou en corne: début XIX ème ?

Le saviez vous ?
Notre bonne scie égoïne a la même source étymologique que l’écouane, avec un mot similaire au moyen-âge escoïne ou égohine, c’est ce dernier qui donnera égoïne un peu plus tard …

Remerciements

Pour leur aide, concours, accès aux réserves pour mes photographies..

Jean-Paul PETIT, Directeur du Parc Archéologique Européen de Bliesbruck-Reinheim (Moselle)
Jean-Philippe DEPRAZ. Président de la fondation des grandes forges de Vallorbe (Canton de Vaud – Suisse)
Isabelle BERTRAND, Adjointe à la Conservation aux Musées de Chauvigny (Vienne) et secrétaire de la revue Instrumentum.

3 commentaires

  1. Article très complet et passionnant, merci!

  2. Bonjour,
    Bravo pour ce blog !
    Mais il manque encore des objets…
    Michel VIDAL

  3. Remarquable j’ai cherché pendant 5 ans comment les limes sont apparus.. et ici même je croise votre site par hasard apres des années de recherche. Je suis comblet car j’ai des objet de la renaissance et je me posais la question à savoir un tel travail de precision comment etait-il possible ans lime car bon nombre de fois on me répéter tres souvent les limes au moyen ages n’existaient pas ! Or c’est faux la preuve vous ,confirmer tout et depuis l’epoque romaine visiblement.
    Grand merci à vous (je regarde si vous avez un conte INSTAGRAM. Mais je trouve pas)

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